Elle se prénommait Jeanne, était comédienne. La mystérieuse muse est l’héroïne de deux livres publiés pour le bicentenaire de la naissance du poète.
De nombreux livres célèbrent, ce printemps, le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire. Dans cette abondante bibliothèque, deux ouvrages concentrent particulièrement leur attention sur la muse du poète. Elle se prénommait Jeanne, était comédienne, et reste, un siècle et demi après sa disparition, un mystère. On ne connait avec certitude que son prénom, Jeanne, et son surnom de « Vénus noire » en raison de sa couleur de peau (elle était métisse). En reconstituant l'idylle qui se noua entre le poète et celle dont Théodore de Banville écrivit qu'elle fut son « seul amour […] du premier jour au dernier », dans ses Lettres chimériques, parues en 1885, ces publications tentent de rendre à cette femme son humanité, longtemps bafouée. Car l'inspiratrice des Fleurs du mal a été bien maltraitée par les biographes du poète.
Dans le dernier livre de Jean Teulé, paru à l'automne dernier (Crénom, Baudelaire ! chez Mialet-Barrault), Jeanne est ainsi caricaturée sous les traits d'une femme vénale et violente qui aurait été l'instrument de la chute de l'écrivain. Ce portrait, résolument à charge, puise ici dans l'encre vénéneuse des écrits de la mère du poète, Caroline Aupick, convaincue que Jeanne avait transmis la syphilis à son fils. Ce méchant portrait s'inscrit aussi dans la continuité d'ouvrages où les figures féminines ayant entouré ce grand écrivain sont systématiquement dénigrées, comme pour l'excuser d'avoir été lui-même si odieux de son vivant. Albert Feuillerat décrit la maîtresse de Baudelaire comme une « vampire » dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'écrivain chez José Corti en 1941. Et Pascal Pia, ami d'Albert Camus, l'injurie, également à l'envi, en la qualifiant de « sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroît ignorante et stupide », aux éditions du Seuil en 1952.
À la faveur de ce récit* qui emprunte à la fiction pour remplir les trous des archives, elle reconstitue ce que cet « amour fou » eut de fécond dans l'œuvre du poète. Il est en effet établi que Jeanne fut à l'origine de plus d'une dizaine de poèmes, parmi les plus beaux de Baudelaire. À commencer par « La Chevelure », « Les Bijjoux » et « Le Serpent qui danse ». Habité par la même conviction – celle que Jeanne fut la femme de sa vie avant que d'être sa fossoyeuse –, Yslaire consacre un beau (mais sombre) roman graphique** à celle qui se plaisait à se faire appeler « mademoiselle Baudelaire ».
Les deux récits offrent des regards distincts qui sont comme des variations autour d'un même thème. Dans la BD, l'héroïne s'appelle Jeanne Lemer ; tandis que dans le livre de Brigitte Kernel, elle porte le nom de Jeanne Duval. Le lieu et la date précise de leur rencontre diffèrent dans les deux livres : théâtre du Panthéon en février 1842 pour Yslaire, théâtre de la Porte-Saint-Antoine à l'été 1842 pour Brigitte Kernel. Mais les deux ouvrages s'accordent sur le plus important : Charles et Jeanne vécurent plus de 25 années de passion, entrecoupées de séparations orageuses et de retrouvailles torrides. En témoigne d'ailleurs la lettre désespérée que signa Baudelaire le 30 juin 1845 avant de tenter de mettre fin à ses jours. Dans ce courrier que les deux auteurs évoquent longuement s'exprime toute la gratitude que le jeune poète éprouvait pour Jeanne. « C'est le seul être en qui j'ai trouvé quelque repos », écrit-il.
Comme le rappellent Brigitte Kernel et Yslaire, l'importance de Jeanne fut suffisamment grande pour que Gustave Courbet la fasse figurer près de son ami sur le grand tableau qu'il réalisa entre 1854 et 1855 et intitula L'Atelier du peintre. Ce visage, effacé, dit-on, à la demande de Baudelaire après une énième rupture, a miraculeusement réapparu quarante ans après la mort des deux protagonistes de cette histoire. La couche de peinture recouvrant ses traits s'étant comme dissoute au fil du temps.
Ce petit miracle avait inspiré à Michaël Ferrier un roman, en 2010, Sympathie pour le fantôme (Gallimard), en forme de déclaration d'amour à la belle créole : une œuvre pour « que la France sache tout ce qu'elle te doit. Tout ce qui en elle vient de loin, d'un temps immergé, puissant et long ». La Franco-Gabonaise Karine Yeno Edowiza lui avait emboîté le pas en 2017 en consacrant à Jeanne une élégie. Brigitte Kernel et Yslaire élèvent, à leur tour, un mausolée en son honneur.
*Baudelaire et Jeanne, de Brigitte Kernel, Écriture, 288 pages, 21 € ;